Le nouvel article 75 issu de la révision constitutionnelle du 8 mai 2019 pose la question de l’avenir professionnel des anciens Présidents de la République et celle de leur responsabilité pénale. Si la première question ne pose pas de difficultés particulières, la seconde suscite débat, d’autant plus que les analyses ont toujours été focalisées, en droit constitutionnel, sur la responsabilité politique du Président de la République en exercice. Il convient d’analyser la teneur et la portée de cet article. Mais la réflexion sur ce texte ne peut se faire sans lien avec l’article 127 nouveau qui traite des poursuites contre le Président la République en fonction ou à la retraite devant la Haute Cour de Justice.
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1.Les anciens Présidents de la République : entre irresponsabilité pénale et immunité pénale limitée
L’article 75, dans sa formulation actuelle accorde a priori une immunité pénale absolue aux anciens Présidents de la République. Mais tel n’est pas le cas si l’on fait une lecture croisée avec l’article 127.
1.1.Une irresponsabilité pénale absolue en apparence
L’article 75 dispose que les anciens chefs d’Etat « …ne peuvent être ni poursuivis, ni arrêtés, ni détenus, ni jugés pour les actes posés pendant leurs mandats présidentiels… ». La fonction présidentielle est spéciale, rappelant le rapport de la Commission AVRIL en France. En tant que garant du bon fonctionnement des institutions, il est normal de protéger le titulaire contre les vicissitudes des poursuites judiciaires déstabilisantes. D’ailleurs, nombre de pays n’autorisent des poursuites pénales contre le Président de la République que dans certains cas bien déterminés, notamment la haute trahison (art. 68 de la Constitution française, art. 73 de la Constitution béninoise, art. 138 de la Constitution burkinabè, art. 78 de la Constitution gabonaise, art. 95 de la Constitution malienne, art. 42 de la Constitution nigérienne et art. 101 de la Constitution sénégalaise). Mais, tel que formulé, l’article 75 paraît, à première vue surprenant. Sur la forme, le Togo est le seul pays de la sousrégion à traiter de la responsabilité pénale des anciens Présidents de la République dans le texte constitutionnel.
Sur le fond, on peut s’interroger sur la pertinence de cette disposition. En effet, comment peut-on prévoir des poursuites contre le Président de la République en fonction et conférer une immunité à l’ancien Président concernant tous les actes commis dans l’exercice de ses fonctions ? En principe, si le Président de la République peut être poursuivi pour certains actes commis dans l’exercice de ses fonctions, il n’y a pas de raison qu’il ne le soit pas, du moins pour ces actes, après la cessation de ses fonctions, sauf en cas de prescription. La Cour de cassation française dans son arrêt du 10 octobre 2001, Breisacher, soutenait qu’en l’état actuel du droit : « la Haute cour de justice n’étant compétente que pour connaître des actes de haute trahison du président de la République commis dans l’exercice de ses fonctions, les poursuites pour tous les autres actes devant les juridictions pénales de droit commun ne peuvent être exercées pendant la durée du mandat présidentiel, la prescription de l’action publique étant alors suspendue ».
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En conséquence, si le Président de la République ne peut être poursuivi en cours de mandat qu’exceptionnellement, pour certains actes et devant une juridiction déterminée, il peut par contre être poursuivi à la cessation de ses fonctions. Le silence de la plupart des constituants des pays de la sous-région sur le statut pénal des anciens Présidents de la République confirme cette thèse. On suppose qu’à la cessation de ses fonctions, le Président de la République redevient un citoyen ordinaire sans privilège particulier au regard des actes pénalement répréhensibles. Si l’on fait une lecture séparée de l’article 75 des autres dispositions de la Constitution et en prenant en compte le contexte togolais, on pourrait conclure que le constituant dérivé togolais s’isole de la tendance, de plus en plus souhaitée, à la moralisation de la vie publique et politique. En réalité, tel n’est pas le cas si l’on fait une lecture croisée des articles 75 et 127 de la Constitution révisée.
1.2. Une responsabilité pénale aménagée des anciens présidents de la République
Les dispositions de l’article 75 ne confèrent pas en réalité une immunité pénale aux anciens Présidents de la République. En témoignent les dispositions pertinentes de l’article 127 de la Constitution. Ce dernier pose le principe de la responsabilité pénale du chef de l’Etat même en fonction en ces termes : « La Haute Cour de Justice est la seule juridiction compétente pour connaître des infractions commises par le Président de la République et les anciens Présidents de la République… ». Ainsi, le Chef de l’Etat qu’il soit en cours de mandat ou non, peut faire l’objet d’une poursuite pénale, en l’espèce devant la Haute Cour de justice. « Le Conseil constitutionnel français a, ainsi, rejeté, le 17 mai 2019, une question prioritaire de constitutionnalité déposée par l’ancien président français Nicolas Sarkozy pour faire annuler son renvoi en procès dans l’affaire Bygmalion. Cette décision ouvre la voie au passage de cet ancien chef d’Etat en correctionnelle »
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1.2.1. La responsabilité pénale généralisée des Présidents de la République
Aux termes de l’article 127, les Présidents de la République en fonction ou non peuvent être poursuivis et jugés pour toute infraction. Il s’agit de toute infraction, quelle qu’en soit la gravité. Il peut s’agir d’un délit tout comme d’un crime. Or, on sait que le Président de la République en fonction n’est poursuivi que pour quelques infractions définies préalablement. Il s’en déduit que la responsabilité pénale de l’ancien Président de la République est illimitée. L’article 127 ne précise pas non plus s’il s’agit des infractions commises en lien avec l’exercice de ses fonctions ou de toute nature. Tous les actes répréhensibles commis par un ancien Président de la République peuvent être sanctionnés pénalement et exclusivement devant la Haute Cour de Justice.
1.2.2. Un privilège de juridiction reconnu aux anciens Présidents de la République
La Haute Cour de Justice est la seule instance compétente pour poursuivre pénalement les anciens Présidents de la République quel que soit le moment de la commission de l’acte ou son lien avec ses fonctions. En effet, les actes répréhensibles commis par un ancien Président de la République et détachables de ses fonctions sont donc susceptibles d’être déférés devant la Haut Cour de justice. C’est ce qui ressort de la formulation laconique de l’article
127. La détachablilité implique soit que les actes incriminés aient été commis lors du mandat mais sans lien avec l’exercice de ses fonctions, soit qu’ils aient été commis après le mandat.
C’est dire qu’une fois aux fonctions présidentielles, les poursuites pénales ne peuvent être engagées à l’égard d’une personne que devant la Haute cour de justice. Ce privilège de juridiction a été consacré, en France, par le Conseil constitutionnel concernant les actes extérieurs commis par le Président de la République lors de son mandat. En effet, la Haute juridiction française, dans sa décision du 22 janvier 1999, après avoir estimé que,
concernant les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, le Président de la République ne peut être jugé que pour haute trahison, il ajoute qu’ « au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute cour de justice ». Autrement dit, le Conseil admet que, au cours du mandat, la Haute cour puisse être compétente pour juger les actes extérieurs à la fonction présidentielle.
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2. Quelle lecture faire de l’article 75 ?
L’article 75 est-il en contradiction avec l’article 127 ? Ou bien les deux articles sont-ils complémentaires ? Rien ne semble évident. La complémentarité est l’hypothèse la plus probable et souhaitée. Dans ce cas, on aurait pu ajouter à l’article 75, le bout de phrase suivant : « … que par la Haute Cour de Justice ». On obtiendrait alors la formulation suivante de l’article 75 : « Les anciens présidents de la République sont, de plein droit, membres à vie du Sénat. Ils ne peuvent être ni poursuivis, ni arrêtés, ni détenus, ni jugés pour les actes posés pendant leurs mandats présidentiels que par la Haute Cour de Justice ». Cette écriture de l’article 75 donnerait, sur la forme, une cohérence d’ensemble avec l’article 127 qui vient très loin dans la structuration du texte. Sur le fond, la formulation aligne clairement le statut pénal des anciens Présidents de la République sur celui du Président de la République en fonction. C’est bien là, une spécificité du Togo dictée par le contexte, en clarifiant et en consolidant le statut de l’ancien Président de la République. En définitive, le 8 mai 2019 consacre la clôture des errements réformistes togolais. Il reste à espérer que la Constitution révisée de 2019 saura défier le temps politique en court et en long, qui a toujours plus d’un tour dans son sac !
Source: Focus Infos
Titre modifié

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