Depuis bientôt trois mois, à la suite de révélations distillées au compte-gouttes dans les publications du bi-hebdomadaire L’Alternative – notamment le N°877du 9 juin 2020 -, l’opinion publique togolaise, les réseaux sociaux et les médias sont tenus en haleine par le feuilleton d’une affaire de détournements présumés de deniers publics dans le secteur pétrolier.

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Une collusion entre la famille Adjakly (père et fils), à la tête du Comité de suivi des fluctuations des prix des produits pétroliers (CSFPPP), et le négociant suisse Vitol aurait conduit à la mise en place d’un vaste « système de détournement offshore », au nez et la barbe des autorités togolaises. Au bas mot, selon l’estimation de L’Alternative, 400 à 500 milliards CFA auraient échappé au Trésor public sur une période de quinze ans. Une fourchette d’estimation aussi large est l’indicateur d’une marge d’erreur très grande et d’une précision moindre.

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Qu’à cela ne tienne, compte tenu de la gravité des accusations portées et au regard du caractère astronomique du préjudice économique de près d’un milliard de dollars américains siphonnés à l’insu de tout le monde, Le Temps a mené des investigations pour éclairer et donner à comprendre les tenants et aboutissants de cette ténébreuse affaire.

1. De quoi s’agit-il?

  Jusqu’en 2008, l’importation des produits pétroliers était directement assurée par les marketers, c’est-à-dire les opérateurs traditionnels que sont les Groupements des professionnels du pétrole (GPP). Parmi ces groupements, à l’époque on notait des sociétés comme Total, Shell, Texaco, BP, Mobil, les mêmes en charge de la distribution des produits pétroliers à la pompe. Selon les termes de l’entente, les membres des groupements passaient commande des produits pétroliers par rotation chaque trois mois. Notons, par parenthèse, qu’avec les récentes mutations du marché, le Togo compte désormais plusieurs marketers : T-Oil, MRS Togo, OVH Energy, CAP Togo, Somayaf, YATT &Co, Travel Oil, FISOG, SADKO, JNP, BPS, Energium).

Pour rappel, encore par parenthèse, ces marketers allaient s’approvisionner directement chez des fournisseurs appelés traders (négociants en français) sur un marché regroupant l’Europe, l’Afrique, et le Moyen-Orient. Les traders disposent de grands bateaux pétroliers, qui écument les mers pendant toute l’année. Parmi ces traders, il y a le Suisse Vitol, leader mondial loin devant ses compatriotes Trafigura et Glencore. Il n’est pas rare que des entreprises transforment une position de numéro un mondial en avantage monopolistique.

Cependant, en 2008, de graves dysfonctionnements ont entraîné des ruptures de la chaîne de distribution avec une accumulation des dettes de l’État envers les pétroliers, des dettes constituées de moins-values. C’est-à-dire que l’État faisait des pertes et ne pouvait pas rembourser les marketers.

Pour parer à la situation, le gouvernement change alors radicalement de politique dans le but de gérer les produits pétroliers avec des plus-values. En guise de solution, le gouvernement togolais met alors sur pied un Comité de suivi des fluctuations des prix des produits pétroliers (CSFPPP), ayant un rôle de régulation du secteur.

   Après l’apurement des dettes par l’État, le CSFPPP se verra confier également la commande des produits pétroliers, et ceci sans décaissement de fonds publics, mais sur la base d’une confiance contractuelle entre les fournisseurs et les traders d’une part, et l’Etat représenté par le CSFPPP d’autre part. Le CSFPPP jouant ici le rôle de facilitateur. En clair, le Trésor public du Togo n’effectue aucun décaissement d’argent public pour payer les produits pétroliers, contrairement à bien de pays de la sous-région.

La Commission technique du CSFPPP coordonnée par Francis Sossah Adjakly, est chargé d’élaborer la structure des prix des hydrocarbures sous la direction du ministère du commerce et les appels d’offres à destination des traders, au regard des besoins du Togo en produits pétroliers.

Les traders interviennent dans trois zones réparties dans le monde entier : La zone regroupant l’Europe, l’Afrique, et le Moyen-Orient (Siège à Londres) ; la zone Amérique, Caraïbes et Pacifique Ouest (Siège New-York) ; et la zone Asie et le reste du monde (Siège Singapour).

Au nombre des traders opérant au Togo, il y a Vitol, premier mondial, Trafigura, numéro 2, Glencore, Mercuria, Addax, Sahara-Energy, Totsa, filiale de trading de Shell.

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Selon les révélations du journal L’Alternative, il y aurait eu entente déloyale entre les Adjakly, surtout le fils Fabrice, et Vitol pour permettre à ce trader de remporter tous les appels d’offre depuis 2016, régulièrement lancés chaque trois mois. Le journal accuse de concussion et de délit d’initiés Francis et Fabrice Adjakly. Les accusations portent sur un détournement estimé entre 400 à 500 milliards CFA.

  Dans ces numéros 661 du 28 novembre 2017 et 877 du 9 juin 2020, L’Alternative relevait que le père et le fils ont créé deux sociétés pour détourner des fonds.

Le journal ajoute que «le père et le fils sont propriétaires d’une société dénommée Management Hydrocarbures Sarl créée le 14 aout 2016 », tandis que le fils Fabrice est propriétaire d’une société appelée Terim Consult Sarl, celle qui traite avec Vitol.

Ces accusations constituent le fond de l’affaire.

D’autres révélations connexes viendront complété le tableau de l’affaire, notamment celles relatives au train de vie de Fabrice Adjakly alias « Monsieur Pétrole du Togo », à sa fortune supposée et ses possessions immobilières, dont un ranch en Afrique du Sud et un véhicule de luxe Mercedes-Benz GLE coupé de 81200 Euros hors taxes, soit plus de 53.186.000 FCFA.

2. Qu’en est-il exactement et comment comprendre cela ?

  Posons comme hypothèse que toutes ces accusations sont fondées que les Adjakly auraient effectivement détourné les centaines de milliards de FCFA qui leur sont imputés par le bi-hebdomadaire togolais. Mais pour le comprendre, il est plus que besoin d’avoir accès aux sources ouvertes, c’est-à-dire tout document relatif à l’existence des sociétés incriminées et leurs fonctionnements. Avant d’en arriver au fonctionnement du CSFPPP, qui est un organisme de l’État togolais, notre enquête s’est intéressée aux sociétés par lesquelles les détournements se feraient.

Très tôt, nous avons rencontré un premier écueil : la société Terim Consult appartenant à Fabrice Adjakly a été fermée 1 mois après son ouverture en 2014. Une lettre de Fabrice Adjakly au chef Division Impôts de l’OTR en fait foi (Voir copie du document).

Comment une société qui n’a existé qu’un mois, et n’existe plus donc, a pu faire des affaires avec Vitol pendant six ans ? Mystère que seul pourra éclairer les enquêteurs de L’Alternative.

Et pourtant, selon les affirmations du journal, les sommes dues payées à Vitol par les marketers transiteraient par le compte de cette société. Notons, au passage, que le journal ne précise guère les banques par lesquelles transitent ces montants.

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Certes, L’Alternative affirme que Fabrice Adjakly a mis en place un mystérieux «système de détournement huilé offshore avec Vitol», mais le journal n’en apporte aucunement la preuve, encore moins ne met en exergue des indices qui en confirmeraient l’existence. Certes, l’offshore est le trou noir du blanchiment d’argent et de la grande criminalité. Soit. Mais encore faudrait-il suivre la traçabilité des fonds sur le territoire togolais, des paiements domiciliés dans des banques commerciales togolaises avant de faire l’hypothèse d’une fraude offshore.

Quant à la société Management Hydrocarbures créée par Francis Adjakly, elle a existé et est désormais dénommée Togo Phénix Corporation (TPC). Elle a été créée dans le cadre des opérations commerciales liées aux hydrocarbures. Cette société est créée avec l’aval de l’État. Quelle est la raison de la création de Togo Phénix Corporation alias Management Hydrocarbures Sarl ?

Par le passé, pour garantir les intérêts des traders, s’agissant des sommes à eux dues par les marketers, un compte séquestre avait été ouvert à cet effet dans une banque commerciale au Togo. Traduction : pour disposer des produits pétroliers, les marketers doivent déposer une garantie dans une banque commerciale au Togo.

« Cependant l’utilisation du compte séquestre a fait apparaître quelques insuffisances et les traders ont suggéré la création d’une société privée chargée de garantir leurs intérêts », indique une source proche de l’affaire. Management Hydrocarbures Sarl a pour rôle : le suivi de la comptabilité matière des dépôts à la STSL, et la vérification sur place des paiements effectués par les marketers avant toute livraison de produits.

3. Y a-t-il eu délit d’initié ?

Le journal Alternative présente l’affaire comme un délit d’initié et de concussion. Fabrice Adjakly, étant l’élaborateur de l’appel d’offres, favoriserait le trader Vitol.

En effet, dans un article en date de janvier 2018, le magazine Africa Intelligence souligne que «le trader suisse Vitol bénéficie du soutien discret du numéro deux du Comité de suivi des fluctuations des prix des produits pétroliers (CSFPP), Fabrice Affatsawo Adjakly, sur le marché togolais ».

  Les fonds issus des ventes aux marketers sont payés désormais à Management Hydrocarbures et en attente sur deux comptes ouverts dans deux banques commerciales pour être virés au trader. (Voir Numéros de compte des deux sociétés).

Francis Adjakly avait-il le droit de créer cette société ? Oui, selon les missions à lui assignées. Car, en tant que coordonnateur de la Commission technique du CSFPPP, lui et son équipe ont non seulement en charge l’élaboration des dossiers de consultations restreintes, mais aussi le «suivi et de la mise en oeuvre du contrat d’approvisionnement des produits pétroliers». Il veille également sur la disponibilité des produits sur toute l’étendue du territoire en relation avec les marketers et s’assure que les sommes dues aux traders soient payées aux traders.

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Quels sont les membres de cette société ? Monsieur Francis Adjakly a-t-il droit de signature sur les comptes de Management Hydrocarbures ? D’après les nos investigations, ni Francis Adjakly ni son fils Fabrice n’ont d’accès au compte de Management Hydrocarbures (Togo Phenix Corporation). 

  Le magazine français spécialisé dans l’énergie sur le continent ajoute que la situation décourage les autres traders à l’instar de Trafigura ou Addax. « Le dernier contrat remporté par Trafigura remonte à février 2016, tandis qu’Addax n’a pas jugé utile de se présenter aux deux derniers appels d’offres commerciaux », indique l’article.

«On peut certes avoir des soupçons de délits d’initiés voire de favoritisme au profit de Vitol, mais il n’y a aucune certitude. Le fait que le trader Vitol domine largement le marché mondial et dispose de plusieurs bateaux dans la zone, peut expliquer la situation », explique un spécialiste du domaine. «Par exemple, la quantité de produits pétroliers consommée par le Togo en un trimestre est inférieure à celle consommée par la ville de Lagos (Nigéria). Ce qui suppose que le Togo compte pour quantité négligeable dans l’approvisionnement du Nigéria par Vitol. Or, les bateaux de Vitol sont en permanence dans la zone. Elle peut se permettre de faire de petits bénéfices sur le Togo », poursuit-il.

Ce dernier a d’ailleurs du mal à comprendre le caractère péremptoire des accusations du journal L’Alternative : «Si l’offre de Vitol est la moins-disante, en quoi est-elle défavorable au consommateur togolais ? », s’interroge-t-il ? Car, en effet, si Vitol l’emporte sur la concurrence au Togo, c’est parce qu’elle fait la meilleure offre, et ceci devrait permettre au Togo de disposer de produits pétroliers moins cher. Il y aurait eu concussion si l’offre de Vitol était la plus disante. Pour rappel, le rôle du CSFPPP de trouver les produits pétroliers les moins chers pour le Togo.

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De façon globale, compte tenu des éléments peu étayées sur lesquels repose l’investigation du journal L’Alternative, il est difficile d’établir qu’une infraction ait été constituée. Vitol retourne-t-elle des commissions aux Adjakly ? Motus et bouche cousue !

4. Le Togo achète-t-il du pétrole brut ?

« Alors lorsque son partenaire non officiel VITOL gagne un appel d’offre pour un coût de 100 dollars le baril de pétrole et qu’entre-temps le coût chute à 80 dollars voire moins, le comité ne rappelle plus VITOL rediscuter sur les nouveaux prix » (selon l’Alternative dans son numéro 877).

  Il s’agit d’une affirmation erronée qui fausse les bases du calcul ayant servi au journal pour estimer les 400 à 500 milliards. Ici, on atteint le limon de l’affaire qui jette une lumière crue sur les approximations dans cette investigation de L’Alternative.

Ne disposant pas de raffinerie de pétrole, le Togo n’achète pas du brut mais des produits raffinés. «Il ne faut pas confondre l’importation du brut dont fait référence le prix du baril à l’international et l’importation des produits raffinés qui se fait par tonne métrique», précise l’économiste Nadim Kalife. « Et la marge évoquée par le journaliste est trop élevée pour être crédible», ajoute l’économiste et homme d’affaires qui regrette que le journaliste n’ait pas pris suffisamment de temps pour traiter des données brutes recueillis au cours de l’investigation.

Au lieu de brandir des données décontextualisées, M. Kalife convoque alors l’exemple d’Omar Bongo. Au temps d’Elf, en prélevant un centime (en dollar) sur chaque litre vendu, l’ancien président du Gabon avait réussi à se constituer une fortune estimée à plusieurs milliards de dollars. Il s’agit ici d’informations révélées par des enquêteurs français dans le cadre de l’«affaire Elf».

Bémol, le Gabon est pays producteur alors que dans le cas du Togo, il s’agit d’un pays importateur, non pas de pétrole brut, mais de produits pétroliers raffinés. Comment alors comprendre que Fabrice Adjakly ait pu détourner 20 dollars sur chaque baril de brut ? Un baril qui n’existe pas ? Ou bien, essayons de faire un raisonnement par l’absurde : faisons l’hypothèse que le journaliste s’est trompé de vocabulaire et qu’il s’agit en réalité de la tonne métrique.

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On estime le baril précisément à 158,987 294 928 litres, ce qui correspond à 42 gallons américains. Pour faire une tonne métrique, il faut de 7 à 9,3 (7,6 en moyenne) barils selon la densité du pétrole considéré. Eu égard à ces élements, Fabrice Adjakly aurait pris alors aux marketers 7,6X20 dollars US, soit 152 dollars US. Donc, si on suppose que Fabrice Adjakly tond la laine sur le dos du peuple togolais, il volerait 152 dollars US par tonne métrique. Puisque dans la réalité, il ne peut pas voler 20 dollars sur le litre, dans ce cas, l’absurdité sauterait encore plus aux yeux : le litre d’essence ne fluctue entre un peu moins d’un dollar et à peine plus.

Selon nos recoupements, par trimestre , le Togo importe en tonne métrique du carburant sans plomb, du pétrole lampant, le gasoil et le jet A1 destiné aux avions, en raison respectivement de 18 265.000 litres de super sans plomb, 650.000 litres de pétrole lampant, 16,965.000 litres de gazole, 2,900.000 de jet A1 pour les avions.

   En dernière analyse, L’Alternative a donné des exemples au cours du brut (on est bien obligé de raisonner sur l’imaginaire), 100 et 120 dollars sans donner les références annuelles. Pour rappel, le prix du baril de brut, comme le concède le journal est fluctuant. Pour donner à comprendre, nous sommes allés chercher le prix moyen du baril ces dernières années (Voir tableau). Et on constate que depuis 2016, année où Fabrice Adjakly est supposé faire commerce avec Vitol, de 2016 à 2020, le prix du baril oscille entre 49,49 et 69,98 dollars. D’où viennent alors les 120 dollars ?

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  Il y a tellement d’approximations, de contrevérités, dans les investigations afférentes de L’Alternative, que les chiffres avancés semblent avoir été fabriqués de toutes pièces. Le Togo n’est pas un producteur de pétrole, pourquoi l’achat du carburant sur le marché ou le carburant vendu à la pompe rapporterait autant de recettes à l’État, de surcroît que ces magots disparaissent sans que personne ne s’en rende compte ?

  Ici, Le Temps s’est arrêté pour réfléchir et on s’est posé une question. Et si finalement le lanceur d’alerte ou l’informateur du journal L’Alternative voulait épingler le rôle des Adjakly dans la fixation du prix des produits pétroliers au Togo ? Car, en réalité, comparativement à nos voisins, les produits pétroliers coûtent chers au Togo. Et la structure du prix des produits pétroliers relève du ressort quasi-exclusif des Adjakly, qui dirigent la Commission technique du CSFPPP.

Cette question nécessite une autre enquête qui fera l’objet d’une publication ultérieure.

Le Tempstg

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